Nadia Myre: Rethinking Anthem

De Garie-Lamanque, Ève

Nadia Myre est une artiste contemporaine et multidisciplinaire canadienne. Née en 1974 à Montréal, Québec, elle fut diplômée de l'Institute of Art and Design de Vancouver (1997) puis obtint une maîtrise en arts plastiques à Montréal, en 2002. Elle porte en elle deux patries, la première est québécoise (par son père) et la seconde algonquine (par sa mère); son statut d'autochtone perdu, par sa mère adoptée en dehors de la réserve, lui fut redonné en 1997. Au travers de différents médium, tels que le pochoir, la vidéo, la peinture, la sculpture, l'écriture et le perlage, Myre explore plusieurs thèmes tels que l'amour, la perte, l'espace, l'identité individuelle ou d'un groupe. Pour plusieurs projets, l'artiste va se réapproprier les techniques anciennes amérindiennes en les réactualisant sur un modèle contemporain. Souvent, elle introduira dans sa création, des objets hybrides faisant référence à sa position de métisse, comme si cette place ethnique était le chéneau manquant dans un dialogue jamais entamé, comme si ce statut avait le pouvoir de faire évoluer une histoire explosée. Elle relie, à défaut de recoller, ces morceaux d'un passé et d'un présent déchiquetés pour ne pas oublier, pour ne pas cliver des faits et des expériences entrées dans une histoire qui «oublie» trop souvent ses racines.

Rethinking Anthem 1 (2008), c'est une vidéo, l'image est en noir et blanc, un titre révélateur, trois minutes de questionnement, de réflexion, hors du temps, hors du bruit, plongées dans un univers presque enfantin car enrobées dans des traits de crayon, un fond blanc et des gestes. Ces derniers sont méticuleux, posés et d'une symbolique profonde. La vidéo commence, le cadrage est fixe, frontal. Nos yeux se posent sur ces quatre mots taillés dans la masse blanche d'un fond blanc, tel un pochoir: HOME AND sont détourés par un frottis au crayon puis positionnés au-dessous de ces derniers: NATIVE LAND presque vierges de tout crayonnage. Deux mains apparaissent et débutent par dé effacer les mots du bas, puis quelques secondes plus tard deux autres mains se présentent et effacent le frottis des mots du haut. Alors c'est une histoire qui débute, quatre mains se font face (ces paires de mains sont les mêmes, réunies dans un cadre grâce à un montage vidéo), deux révèlent et deux autres déconstruisent une symbolique. Cet effet simultané nous interroge, nous perturbe. Pourquoi? L'artiste joue sur notre langage, elle bouleverse notre sens de lecture. En nous trouvant face à cette œuvre, Myre nous demande de rester, de lire, de participer par notre interprétation.

Ce projet fut créé explicitement pour une exposition: Hochelaga revisité / revisited qui se tint au centre artistique MAI à Montréal, du 19 mars au 25 avril 2009. Cette exposition collective se voulait de redéfinir le territoire originel de l'île de Montréal (anciennement appelé Hochelaga par Cartier), dans un rapport conflictuel entre les premiers habitants et la perte d'identité de cette île. Comme le souligne le commissaire de l'exposition Ryan Rice, « L'exposition […] réactualise la présence, l'expérience et la culture autochtone de la ville – trop souvent absentes de l'histoire officielle de cet important lieu de rassemblement – légitimant au passage la souveraineté et l'esprit des premiers gardiens de Montréal» (Rice 2009 : 5). Myre a donc travaillé sur cette ambiguïté entre l'appartenance et l'envie d'appartenance à une terre d'aïeul tout en omettant de définir sa véritable identité.

L'artiste s'est penchée sur l'hymne national canadien, dans sa version anglaise: O Canada! Our Home and Native Land, nous entonne la première phrase de ce chant. En travaillant sur un hymne national, elle travaille sur un acte patriotique qui devient l'ambassadeur d'un pays. L'identité d'une culture est condensée dans un tel texte et donc le mythe triomphaliste y est instauré, invité, loué. Par un simple jeu visuel, elle va déconstruire ce mythe et dénoncer les failles de sa construction. Myre ne revendique pas, mais dotée d'une capacité à trouver les faiblesses d'un système basé sur des mensonges, elle va les décrypter et nous les exposer. Nous avons également un rôle à jouer pour que cette expérience soit complète: se poser des questions sur ces visions ancrées dans notre mémoire collective mais jamais encore traduites. Sans ce désir de découvrir une autre réalité, son message alors devient nul.
Elle nous incite à nous investir dans cette recherche et cela fait partie de sa démarche, car son œuvre est un partage avec l'autre; elle nous demande sans cesse de collaborer. Nadia Myre déconstruit les fondations culturelles nord-américaines pour mieux les redéfinir; l'artiste va insuffler une nouvelle caractéristique à ce mode de pensée que l'on croit immuable, et cette nouvelle identité est: le dialogue. Si l'histoire est complexe et compliquée, elle est également remplie de stéréotypes venant augmenter la vulnérabilité d'un échange, d'une confiance. Son message se veut d'affaiblir la rhétorique colonialiste de l'image politique et historique instaurée, alors que le rôle de l'auteur de l'effondrement de toutes ces idées préconçues nous est proposé. Pour détourner le regard d'une réalité connue, d'un système de pensée ancré, il faut redonner vie à des faits tombés dans l'oubli collectif.

Écrire est un acte qui donne naissance à un terme, à un mot. Ce geste de la main n'est pas un acte anodin; il peut même devenir révolutionnaire. Mais Myre ne réécrit pas l'histoire, elle l'a dissèque. Native Land n'est pas réécrit mais dé effacé, comme nous l'indique Ève de Garie-Lamanque (2010). Ce geste change tout, il fouille, retrouve tel un acte archéologique une identité passée, oubliée, abandonnée. Le retour à ces couches sédentaires nous invite à nous retourner pour voir et surtout analyser ce qu'il s'est passé, pour mieux comprendre le présent. Myre n'est pas dans un désir de retour en arrière, car le passé est le passé; mais elle veut que l'on s'en souvienne à défaut de l'oublier, de le cliver, de le tabouiser dans un mythe devenant, pour une partie de la population, une vérité, un fantasme. Cette recherche nous démontre comment une histoire peut être détournée, relatée en fonction «de». Les mots ont un pouvoir et c'est sur cette manipulation verbale que Myre travaille. Ingrid Jenkner souligne d'ailleurs qu'il est important de « […] considérer le langage comme quelque chose de plus qu'un simple et transparent moyen de communication» (Jenkner 2004 : 43).
Pour ce projet, l'artiste a choisi délibérément l'hymne national en langue anglaise, car les mots choisis ont un réel double sens, renforcé par la double direction de la phrase elle-même. L'ambiguïté de la signification du mot Native 2; est ici décortiquée. Si dans la phrase: Native Land, on comprendra, dans un premier temps, la réminiscence d'un pays natal, d'une appartenance nationale, ce terme est également utilisé pour désigner les premières nations d'Amérique. Est-ce que les «Native» se sentent vraiment dans un «Native Land»? Est-ce que ce pays leur en donne le sentiment? Lors d'une de nos discussions, Ève de Garie-Lamanque m'indiquait à juste titre que les autochtones se sentent comme «des invités chez eux». Ne faut-il pas se pencher sur ce malaise et remonter dans un passé où, sous des gloires continentales, se cache une souffrance? Cette plaie grandit dans le temps comme l'étendue de ce territoire volé et le Home 3 sonne comme un hôtel, comme une chambre louée dans une demeure leur appartenant. Les dynamiques territoriales exercées dans les premiers temps coloniaux résonnent comme une blessure dans un hymne dont ils ne sentent pas inclus.

Notre système d'écriture est renversé, Nadia Myre dé efface les mots Native Land depuis la droite et déconstruit ainsi notre mode de communication. Par ce geste, elle fait réapparaître deux mots qui retrouvent leurs significations mais aussi leurs symboliques perdues; elle se ré attribue alors le Native Land, par cet acte elle se réapproprie ce territoire perdu. Si le fond est dramatique et grave, encore une fois Nadia Myre ne travaille pas dans une revendication, mais utilise ce moyen d'expression comme un outil de résonance face à une interprétation politique et collective de ce chant.

Pour ce projet en particulier l'artiste utilise une gomme à effacer appelée mie de pain. Sa caractéristique principale est qu'elle ne laisse pas de résidus. Cette absorption symbolique implique la mémoire résiduelle de la collectivité autochtone, intégrant des circonstances qui se traduiront en cicatrices pour les générations à venir. Nadia Myre dépose dans ses œuvres un lien au passé qui est l'héritage insondable d'une identité organique.

«Mon travail concerne le pathétique du désir … Mords-moi» 4 (Meier 2004 : 41). Si les émotions reliées aux recherches artistiques de Nadia Myre sont empreintes de pathos, son travail fait preuve d'une pudeur sans égal. Le sentiment pathétique est un élément instable de notre vie affective, alors que les œuvres de Myre sont immuables, comme transposées dans une éternité dont nous sommes ses invités. L'artiste ne nous donne pas des pistes émotives, ne nous oblige pas à suivre un système sensitif particulier; elle nous expose des faits, des enjeux, et ceci tout en retenue. Ce contexte poétique et serein nous demande une pause, nous demande de lire, de comprendre. Un lien s'installe entre l'œuvre et nous; ce tissage se fait en douceur et devient enivrant lorsque l'ouverture se fait en nous, lorsque cet accès inédit se déploie à une nouvelle réalité, à un nouveau regard sur le partage.

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1Je traduis: repenser l'hymne national.
2 Je traduis: natal. Mais c'est aussi le mot anglophone que l'on utilise pour désigner les amérindiens, les premiers habitants d'Amérique.
3Je traduis: maison. Mais cela fait référence au terme home sweet home qui désigne un chez soi, un lieu d'appartenance où l'habitant s'y sent lié.
4 Phrase de Nadia Myre incrustée dans le texte écrit par Rhonda L. Meier «Le poids des choses» du catalogue CONT[R]ACT.

 

 

Bibliographie

Ouvrages
JENKNER, Ingrid, Gaëtane VERNA et al. (2004). Au-delà des mots, Halifax / Lennoxville: MSVU Art Gallery / Art Gallery of Bishop's University.
MEIER, Rhonda L. (2004). Nadia Myre CONT[R]ACT, Montréal: Dark Horse Productions.
RICE, Ryan (2009). Hochelaga Revisité / Revisited, Montréal: MAI Édition.
TOUGAS, Colette, Édith-Anne PAGEOT et al. (2011). Nadia Myre, Montréal: Art Mûr Édition.
ZORN, Élayne (2008). «Nadia Myre», EVERETT Deborah, Élayne ZORN, Encyclopedia of Native american artists, Westport, Connecticut: Greenwood Press, p. 140 – 141.

Référence électronique
DE GARIE-LAMANQUE, Ève (2011). Rethinking Anthem, 3m, Nadia Myre.com. Consulté le 12 novembre 2011.