NADIA MYRE, THE SCAR PROJECT ET BEAT NATION  (ETC. No. 101)

Anne-Marie Bouchard

Nadia Myre, The Scar Project, présenté à la Galerie des arts visuels de l’Université Laval. 28 novembre au 21 décembre 2013.

C’est à la suite de son projet Indian Act, impliquant la participation de personnes de divers horizons à son processus de création, que Nadia Myre a conçu The Scar Project. Le désir d’entamer un nouveau projet participatif et relationnel, doublé d’une réflexion de l’artiste sur des blessures personnelles, a permis de définir les lignes directrices du projet : réunir des individus dans des centres d’artistes ou des soupes populaires, leur fournir un canevas de quelque 20cm par 20 cm, du fil, des aiguilles, avec comme directive d’interpréter à leur manière sur le substrat une blessure, physique ou psychologique, puis de la raconter sur papier pour documenter la production de la « cicatrice ». La présentation toute récente de The Scar Project à la Galerie des arts visuels de l’Université Laval se voulait une synthèse du projet en cours depuis 2005 et dont la production s’est achevée en avril 2013, en marge de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada mise sur pied à la suite de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens.

La présentation proposée dans la vaste salle de la galerie associait un accrochage de canevas, scindé par deux projections vidéo, à un amoncèlement de « cicatrices » au centre de la pièce. La mise en exposition mettait de l’avant une certaine progression/complexification dans le développement du symbole utilisé pour matérialiser la cicatrice sur le canevas, donnant à constater tout le spectre d’expression visuelle et écrite de la blessure : de la cicatrice physique, allant de la simple coupure parfois parfaitement suturée, du stigmate à demi-cicatrisé ou encore béant (inguérissable ou trop frais?), à la figuration d’un univers mental complexe révélant une blessure psychologique ou une rumination. Plongés dans une introspection contemplative durant la conception de leur cicatrice, les participants au projet laissent la trace, nécessairement unique, d’un ensemble de perceptions et de sentiments devant s’exprimer, peut-être pour la première fois, sous une forme synthétique. Placées en début de parcours, les cicatrices plus simplement littérales, qui ne sont pas sans rappeler des Lucio Fontana reprisés, amènent petit à petit à se plonger soi-même dans une telle introspection. L’intensification subséquente des symboles, parfois plus conceptuels, parfois rendus directement lisibles par un recours frontal à la figuration et à l’écriture, contribue à nous détacher de nous-mêmes pour nous plonger dans

la blessure de l’Autre. Le dessin schématisé d’une grossesse, accompagné d’un douloureux
« sorry », des peines d’amour adolescentes, des récriminations (« why didn’t you tell me
earlier »), parfois des symboles se détachant de la sphère de l’intime pour atteindre un espace public politique, des canevas intégralement défoncés ou délicatement troués, raccommodés de manière anarchique, constituent une charge émotive considérable que l’anonymat de l’ensemble vient universaliser. L’accrochage offert à la GAVUL donne aussi l’impression de percevoir, à travers cette progression du symbole simple au plus complexe, le processus d’intériorisation des blessures au fil du vieillissement. Ce qui est au commencement une trace physique unique se multiplie puis s’associe à des blessures, invisibles celles-ci, survenant au fur et mesure d’une prise de conscience de la place du Soi au monde et des douleurs engendrées par les dynamiques relationnelles toujours plus inextricables au sein desquelles l’on se retrouve en vieillissant. Un deuxième tour de la galerie permet de recentrer son attention sur des détails qui montrent que la conceptualisation des cicatrices par les participants manifeste parfois une volonté d’esthétisation de l’expression, consciente de l’espace artistique contemporain dans lequel se joue une partie de la production et la réception du projet.

À mi-chemin du parcours de l’expo, une digression médiatique rompt la contemplation des blessures anonymes pour se concentrer sur une blessure nommée, lentement décrite, témoignage de la mère de l’artiste, arrachée à sa famille, privée de son identité puis déplacée de famille d’accueil en famille d’accueil sans avoir jamais eu la possibilité de créer des liens affectifs durables. Le témoignage suivant, de l’artiste elle-même, atteste des répercussions profondes des politiques d’assimilation des autochtones sur les générations subséquentes, victimes du mal-être de leurs parents : « that my mother was in so much pain she could never attach herself to me was a deep wound. » Cette intégration de témoignages personnels, au centre des centaines de canevas anonymes, est le fruit d’un dialogue de l’artiste avec la commissaire de l’exposition et directrice de la GAVUL, Lisanne Nadeau, et contribue très efficacement à la synthèse du projet, s’il m’est permis d’exprimer aussi pragmatiquement, pour ne pas dire trivialement, mon « appréciation » de cette initiative qui rend surtout compte d’une grande sensibilité et de beaucoup de délicatesse dans la mise en exposition d’un projet aussi complexe que profondément bouleversant.

Le projet de Myre est puissant, dans sa conception, l’artiste ayant accompagné tous les participants et recueilli toutes leurs blessures comme autant d’occasions d’ajouter à sa réflexion sur ses propres blessures, ou de s’en détacher, dans un processus de création en forme de longue méditation1. Il est également puissant dans sa finitude, cet ensemble de centaines de canevas et d’archives se révélant être un enjeu d’exposition et de médiation considérable. Myre en a tiré un livre et en proposera, fin 2014, une nouvelle forme d’exposition médiatique immersive, point culminant d’une résidence à Oboro, sur laquelle je reviendrai assurément.

 

Chloë Charce, « Entre spirituel et politique, Nadia Myre balise son territoire », ETC, n° 96, 2012, p. 25-29.